Une même longueur de robe pour toutes ? (partie 1)

Commençons par un coup d’oeil sur le XIII° siècle

 

 

Morgan library, MS M.638, folio 17r, détail du bas
Figure 1 – A gauche de l’arbre : Naomi prenant congé de ses brus. A droite de l’arbre : Naomi arrivant chez elle accompagnée de Ruth. New York, Morgan Library, Bible illustrée, MS M.638, f.17r.

La quantité d’étoffe impliquée dans un vêtement pourrait être utilisée comme révélateur de la position sociale. Pas à elle seule, mais elle permet d’aider à situer la personne vêtue sur l’échelle sociale en vigueur.

Plus on est riche, plus on peut se permettre d’investir dans la quantité de tissu (en plus d’investir dans de la qualité, bien entendu) et en imposer à ses contemporains. Plus on est riche, c’est bien logique, mais également, plus on est âgé : la respectabilité est censée s’acquérir avec les ans.

C’est ainsi, entre autre, que le peintre nous aide à distinguer, lorsqu’il représente une même famille (une assemblée), les membres les plus influents de ceux qui le sont moins, les parents de leurs enfants adultes, etc.

Dans la Bible de la Morgan Library (ou bible du Croisé ou bible illustrée de Maciejowski), MS M.638, au folio 17r qui commence le livre de Ruth nous savons grâce au cartel de la bibliothèque, que nous regardons (fig. 1, fig. 2) Naomi quittant ses belles-filles pour rentrer dans le pays de son enfance, et Ruth l’y accompagner.[01]« Un habitant de Bethléem, Élimélek, part avec sa femme Noémi et ses deux fils s’installer au pays des Moabites. Là-bas, ses deux fils épousent des filles du pays, contrairement à la loi de Moïse qui interdisait d’épouser des femmes qui ne soient pas juives. Ses deux fils meurent tous deux sans laisser d’enfants. Devenue veuve et âgée, Naomi décide de rentrer en Israël. Ruth, l’une de ses belles filles, décide de la suivre. Les deux femmes rentrent donc dans le pays de Canaan où elles vivent pauvrement sur les terres d’un lointain parent, Booz. Ce dernier prend tout d’abord Ruth sous sa protection, lui permettant de glaner dans ses champs. Admiratif de ce qu’elle fait pour sa belle-mère et se rendant compte que Ruth est sa parente, Booz décide de l’épouser. Ils auront ensemble un enfant, Obed, qui sera le père de Jessé lui-même étant le père du roi David ». Source : http://www.chretiensaujourdhui.com/livres-et-textes-et-personnages/livre-de-ruth


Ruth (en robe claire, manteau bleu) n’est pas une fillette, elle est déjà veuve. Naomi (robe bleue, manteau rouge) est la mère de feu le  mari de Ruth.
Alors que l’héroïne est Ruth, comment la préséance de Naomi est-elle figurée ? Comment sa mise (sans parler du geste) indique-t-elle qu’elle est plus âgée, plus respectable ? 

Au premier coup d’oeil, les robes des trois femmes sont similaires, bouffantes à la taille avec des plis de même ampleur ; les cheveux sont couverts par le même foulard ; les épaules couvertes de manteaux semblables.
Mais…
– Mais… la coiffure de Naomi est complétée par une gorgère[02]voir ce mot dans le CNRTL, une pièce de lin qui passe sous le menton et couvre la gorge – et qui camoufle la peau du cou relâchée, le double menton et autres joyeusetés dues à l’âge ; ses brus n’en ont pas : Naomi est plus âgée.
– Mais… le manteau de Naomi est très long, et doublé d’écureuil (fig. 1) ; celui de ses brus est plus court et s’ils sont doublés, on ne reconnait pas le précieux vair : Naomi est plus riche.
– Mais… la robe de Naomi cache ses pieds en généreux plis amples (fig. 2) ; celle de ses brus s’arrête à la cheville, dévoilant les chaussures basses de Ruth et les bottines de l’autre bru de Naomi.

La différence est également visible sur la scène de l’arrivée de Naomi (fig. 1, à droite de l’arbre), reconnue et accueillie par ses amies d’enfance qui sont aussi ses égales en âge : elles aussi cachent leur gorge (ou soutiennent leur menton), leur robe recouvre leurs pieds, leur manteau est bien long. Comme sur Naomi.

Nous pouvons constater que la mode contemporaine du peintre propose plusieurs longueurs de vêtements, pour un même lieu, dans une même famille, dans une même situation (un voyage). Nous ne sommes pas ici face à « une longueur unique imposée à toutes »… Si nous devions déduire une éventuelle règle de ce feuillet, ce serait : « la robe rallonge avec l’âge ».

Ce ne sera pas le seul exemple de variabilité de longueur de ce manuscrit : au folio suivant (17v, fig. 3), Ruth rencontre son futur mari (hors cadre  fig. 3) pendant qu’elle glane aux champs (gantée, s’il vous plaît !).

Figure 3 – Ruth glanant. New York, Morgan Library, Bible illustrée, MS M.638, f. 17v. Photo Morgan Libray

Ne commettons pas l’erreur de débutant« Ah mais c’est un tablier, sa robe est bleu-gris » : le bleu-gris appartient à une femme, penchée sur les blés (et dont la robe ne bouillonne pas non plus sur ses pieds…). Ruth porte une robe claire (depuis le folio précédent) et au-dessus des chevilles.

Certes, avec un peu de mauvaise foi teintée de dogmatisme, on pourrait chercher la petite bête et dire « Oh, mais Ruth est une étrangère, il faut bien qu’on puisse la reconnaître, cette robe courte est un indice d’orientalisme, de mode différente ».

Taratata ! A ce compte-là, tous les personnages sont des étrangers car les scènes se passent en Israël et alentours, et non en France…

Du reste, la scène de Naomi conseillant Ruth, au folio 18r, montre Ruth, qui n’est plus à travailler aux champs, élégamment vêtue d’un manteau long doublé de fourrure fauve et d’une robe bouffante à la taille, étalée sur ses pieds (fig. 4). La mauvaise foi pourrait souffler « Oui mais cela prouve qu’elle n’est plus une étrangère »… En fait, cela prouve surtout que sa garde-robe s’est garnie et que le peintre avait envie de peindre du gris-bleu…

Profitons-en pour noter que les cheveux de Ruth ne sont pas couverts. Pourtant ce n’est ni une fillette ni une jeune fille encore vierge mais bien une veuve. Une jeune veuve sans enfant, certes, mais bien une veuve c’est à dire une femme (qui a été) mariée.

Figure 4 – folio 18r Naomi conseillant Ruth. New York, Morgan Library, Bible illustrée, MS M.638, f. 18r. Photo Morgan Library

De Ruth en robe longue bouffante et couvrant ses souliers (fig. 4) on pourrait déduire que la robe courte est une robe de travail et la robe longue une robe d’intérieur. On pourrait également déduire que  Ruth porte la longueur de robe qui lui plaît…

Au vu des ces quelques peintures, nous sommes déjà bien tentés de déduire que selon les occupations courantes, selon la position sociale, bref selon le mode de vie (tout simplement), les tenues sont différentes et adaptées aux activités. Et que la longueur de la robe peut varier sans que ne varient vraiment ni le blousage (omiprésent sur les exemples précités), ni le volume bouffant à la taille. Bref, qu’il n’y a pas de mode unique. J’insiste particulièrement sur la présence de blousage à la taille, parce que c’est une façon de régler la longueur.

Il y a dans le même manuscrit un autre exemple de variabilité de longueur, indépendamment de la situation sociale des femmes représentées, et toujours à présence constante d’une ceinture et de blousage à la taille : voici (fig. 5) Elkanah avec ses deux femmes, Hannah et Penninnah.

Figure 5 – Les deux femmes d’Elkanah. New York, Morgan Library, Bible illustrée, MS M.638.
Figure 6 – Les deux femmes d’Elkanah. New York, Morgan Library, Bible illustrée, MS M.638. 

Hannah étant stérile alors que Penninnah a des enfants, la famille se rend au temple pour sacrifier et implorer qu’Hannah enfante (fig. 7). Attention, spoiler : le miracle arrivera et Hannah sera la mère du prophète Samuel (fig. 8).

Dans la scène figurant l’aller (fig. 7), les deux femmes ont des robes bien longues couvrant leurs souliers (fig. 5 et fig. 7). Les robes sont ceinturées et bouffantes à la taille.
Dans la scène figurant le retour (fig. 8), les deux femmes ont des robes s’arrêtant aux chevilles et découvrant leurs souliers (fig. 6  et fig.8). Les robes sont toujours ceinturés et toujours bouffantes avec le même volume pour celles qui sont visibles. Il n’y a pas de repli bouffant anormal. On notera que la robe d’Elkanah est à peine plus courte que celle de ses femmes.

Figure 7 – Folio 19r, en bas : la famille se rend au Temple. Photo Morgan Library
Figure 8 – Folio 19v, en bas : la famille revient du temple. Photo Morgan Library

Comme le peintre a changé de couleur (cela arrive souvent) il est difficile de dire qui est qui de Hannah ou Penninnah, de la mère ou de la stérile mais la légende de la bibliothèque, basée sur les inscriptions portées en regard des quadrants est formelle : il s’agit bien de la même famille.

Il n’y a pas de signification spéciale à appliquer, leur position sociale n’a pas changé, il n’y a aucune particularité liée au trajet dans un sens ou dans l’autre. On ne va tout de même pas supposer que le sacrifice d’un animal a ruiné la famille et que son statut social a baissé ! Ne nous creusons pas la cervelle trop longtemps : l’atelier du peintre a juste voulu rompre la monotonie (et puis cela ne semble pas être tout à fait la même main) et a rendu la mode, ou plutôt les modes de son temps. Il n’y a pas de règle immuable et toutes sortes de longueur de « vêtement long » coexistent, depuis  mi-mollet pour qui travaille aux champs (fig. 3) jusqu’au couvre sol généreux (fig. 4), en passant par le frôlement du dessus de la chaussure (fig. 1,6,8,9)

Pour changer de la peinture, regardons le bas relief du socle de la statue dite du Beau Dieu à la cathédrale de Reims (fig. 9). La femme derrière la table porte effectivement une ceinture mais il n’y a pas de « blousage ». Comme la femme est menue, cette ceinture n’influe guère sur la longueur de la robe. Et le résultat est que l’ourlet n’atteint pas le sol, il le balaie à peine et ne s’y avachit pas sur trente centimètres. Cette femme porte un couvre-chef élaboré, ce n’est pas une simple servante ni une travailleuse aux champs.

Figure 9 – Socle de la stature dite du Beau Dieu, cathédrale de Reims. Photo Andrea Guerzoni.

 

Crédit photographique peintures : Morgan Library

 

 

Lire Une même longueur de robe pour toutes ? (partie. 2)

 


 

Notes

Notes
01 « Un habitant de Bethléem, Élimélek, part avec sa femme Noémi et ses deux fils s’installer au pays des Moabites. Là-bas, ses deux fils épousent des filles du pays, contrairement à la loi de Moïse qui interdisait d’épouser des femmes qui ne soient pas juives. Ses deux fils meurent tous deux sans laisser d’enfants. Devenue veuve et âgée, Naomi décide de rentrer en Israël. Ruth, l’une de ses belles filles, décide de la suivre. Les deux femmes rentrent donc dans le pays de Canaan où elles vivent pauvrement sur les terres d’un lointain parent, Booz. Ce dernier prend tout d’abord Ruth sous sa protection, lui permettant de glaner dans ses champs. Admiratif de ce qu’elle fait pour sa belle-mère et se rendant compte que Ruth est sa parente, Booz décide de l’épouser. Ils auront ensemble un enfant, Obed, qui sera le père de Jessé lui-même étant le père du roi David ». Source : http://www.chretiensaujourdhui.com/livres-et-textes-et-personnages/livre-de-ruth
02 voir ce mot dans le CNRTL

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