Une même longueur de robe pour toutes ? (partie 2)

(ce billet fait suite à Une même longueur de robe pour toutes ? (partie. 1) )

Changeons de siècle, quittons le XIII° s.

 

Les scènes du quotidien ne sont pas si courantes dans les peintures ; ces scènes sont précieuses pour nous mais les personnes auxquelles les manuscrits ou les tableaux sont destinés ne sont probablement pas très intéressées par la vie de leurs domestiques ou fournisseurs ;  elles préféreront qu’on leur montre des scènes plus remarquables.

 

Le Décaméron

 

Le Décaméron de Boccace[01]texte intégral disponible sur https://fr.wikisource.org est un ouvrage profane permettant des représentations de scènes quotidiennes. Certains dessins ne sont pas tous livrés à la liberté de l’artiste, ils doivent illustrer un propos parfois très précis, mais beaucoup sont neutres.

La version, estimée à circa 1435 (±10), sélectionnée ici est conservée à la Bibliothèque de l’Arsenal (Paris) et la numérisation est disponible sur Gallica : toutes les photos de ce paragraphe appartiennent à Gallica[02]Paris, Bib. de l’Arsenal, Le Décameron, ms 5070 réserve https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b7100018t/f1.planchecontact.

 

 Il [Landolfo Ruffolo] parvint, soit par la volonté de Dieu, soit par la force du vent, près du rivage de l’île de Gulfe, où, par aventure, une pauvre femme nettoyait avec du sable mêlé à l’eau salée les vases de sa cuisine   (Jour 2, Nouvelle IV)

Fig. 1 – Landolfo Rufolo échappant au naufrage (J2,N4). Paris, Bib. de l’Arsenal, Le livre appellé Decameron Arsenal, ms 5070 réserve, f51v. Photo Gallica

Même si nous ne voyons pas vraiment des vases de cuisine dans le baquet, peu importe que la femme en rouge s’occupe de vaisselle ou de lessive : elle travaille à l’extérieur, et porte une tenue adaptée. Nous pouvons noter ici que l’ourlet de sa robe (pas si pauvre, puisque rouge bien vif)  est loin du sol.

La femme en bleu, qui patauge pour secourir le naufragé[03]Jour2, Nouvelle IV https://fr.wikisource.org/wiki/Le_D%C3%A9cam%C3%A9ron/Deuxi%C3%A8me_Journ%C3%A9e a relevé son vêtement d’extérieur, ce qui laisse apparaître sa robe plus légère (étant coloré, ce vêtement a peu de chance d’être un sous-vêtement de type chemise mais bien une robe parfaitement décente quoi que pas assez chaude pour aller à l’extérieur sans un vêtement supplémentaire) qui lui dégage les chevilles à mi-mollet.

 

 La femme d’un médecin met dans un coffre son amant endormi et qu’elle croit mort.   (Jour 4, Nouvelle X)

Fig. 3 – Ruggieri d’Ajeroli déposé dans le coffre (J4,NX). Paris, Bib. de l’Arsenal, Le livre appellé Decameron, Arsenal, ms 5070 réserve, f. 176r. Photo Gallica

La femme du médecin [04]Jour 4, Nouvelle X https://fr.wikisource.org/wiki/Le_D%C3%A9cam%C3%A9ron/Quatri%C3%A8me_Journ%C3%A9e porte une robe rouge avec des coudières touchant le sol. Sa robe est nettement retroussée à la taille, ce qui forme un petit bourrelet, et cela dégage ses chevilles.

La servante, porte une robe d’intérieur rose sous une robe chaude bleue doublée ; elle a ramené seulement le bas de l’avant de sa robe dans sa ceinture.

L’arrière de la robe doublée bleue touche à peine le sol et la robe est tendue à la taille, il n’y a pas de bourrelet de retroussage sur une ceinture : manifestement, cette robe ne traînera pas sur le sol et ne recouvrira pas ses souliers (pas plus que ne le fait sa robe rose légère, qui les frôle à peine).

 

Cimon devient sensé en devenant amoureux, et enlève en mer sa dame Éphigénie. Il est mis en prison à Rhodes. Lisimaque l’en tire, et tous les deux enlèvent Éphigénie et Cassandre au milieu de leurs noces.  (Jour 5, Nouvelle I)

Fig. 4 – Mariage de Cimone et Efigenia (J5,N1).  Paris, Bib. de l’Arsenal, Le livre appellé Decameron, Arsenal, ms 5070 réserve, f182r . Photo Gallica

Voici Ephigénie et Cassandre[05]Jour5, Nouvelle I https://fr.wikisource.org/wiki/Le_D%C3%A9cam%C3%A9ron/Quatri%C3%A8me_Journ%C3%A9e pendant la cérémonie de mariage (fig. 4).

On remarque que, comme pour quelques autres représentations de mariage, la mariée (ici, chacune d’elles) porte une bourse bien apparente[06]autre exemple : BNF, Français 1023, fol. 60v.

On devine également une ceinture en V (potentiellement de type demi-ceint) sur la femme à gauche en rouge : cette ceinture-là ne peut soutenir aucun retroussage de robe (même si les bras avaient éventuellement caché un bourrelet, ce qui ne semble pas être le cas). L’ourlet de la robe rouge frôle à peine le sol, il n’y a pas de gros plis recouvrant les souliers.

Sur la mariée de droite en rose, nous ne discernons avec certitude  ni ceinture ni bourrelet de retroussage et l’ourlet frôle ses souliers visibles, également sans gros plis recouvrant les souliers.

Dans ce manuscrit, le peintre représente d’autres aspects de la mode contemporaine sans que les vêtements ne soient décrits par le texte. Pour d’autres, il est plus contraint de respecter les particularités voulues par Boccace.

 

Fig. 5 – Gostanza et Martuccio se retrouvant (J5,NII). Paris, Bib. de l’Arsenal, Le livre appellé Decameron, Arsenal, ms 5070 réserve, f188r. Photo Gallica

La robe de Gostanza (Jour 5, Nouvelle II https://fr.wikisource.org/wiki/Le_D%C3%A9cam%C3%A9ron/Cinqui%C3%A8me_Journ%C3%A9e) (fig. 5) traîne au sol en plis généreux et recouvre ses souliers. elle est coiffée d’un chaperon ouvert typique de la période.

Il y a également un autre type de tenue, comprenant une robe à longue traîne (fig. 6) associée à une coiffure sophistiquée requérant un cadre métallique pour supporter et dessiner les plis du voile : nous avons là un statut social encore différent (il s’agit d’une riche veuve qui déguise sa servante : Jour 8, nouvelle IV https://fr.wikisource.org/wiki/Le_D%C3%A9cam%C3%A9ron/Huiti%C3%A8me_Journ%C3%A9e).

Fig. 6 – Ciuta et le prévôt de Fiesole (J8, N4). Paris, Bib. de l’Arsenal, Le livre appellé Decameron, Arsenal, ms 5070 réserve, f285r. Photo Gallica

 

Une hypothèse (qui en vaut une autre) est que l’on oublie peut-être de faire la différence entre  une robe destinée à  tenir chaud (sans toutefois être un manteau ou un garde-corps)  et une robe légère, d’intérieur, portée sous cette un vêtement plus chaud : par dessus, il pourrait s’agir d’une robe d’extérieur, en dessous, il pourrait s’agir d’une robe d’intérieur.

 

Fig. 7 – Bruno d’Olivieri donnant le parchemin magique à Calandrino (J9,NVI). Paris, Bib. de l’Arsenal, Le livre appellé DecameronArsenal, ms 5070 réserve, f333r. Photo Gallica

Niccolosa[07]Jour 9, nouvelle V et VI https://fr.wikisource.org/wiki/Le_D%C3%A9cam%C3%A9ron/Neuvi%C3%A8me_Journ%C3%A9e est vêtue (fig. 7)  d’une robe épaisse, doublée et très (trop) longue par dessus une robe dont l’ourlet frôle à peine les souliers, et révèle une bourse (celle qui est visible sur quasiment toutes les scènes de mariage, justement lorsqu’il n’y a pas de sur-robe doublée). Niccolosa est une prostituée mais qui n’en a pas l’air et qui fait semblant d’être une femme respectable séduite par Calandrino via le truchement d’un parchemin magique. La bourse est-elle pour rappeler son métier au lecteur ? Ou est-elle une parure normale pour n’importe quelle femme ? 

 

 

Fig. 8 – Margarita d’Imolese et le loup (J9,NVII). Paris, Bib. de l’Arsenal, Le livre appellé DecameronArsenal, ms 5070 réserve, f339v. Photo Gallica

La robe bleue de Margarita (fig.8), la femme qui se fait défigurer et à demi égorger par un loup [08]Jour 9, Nouvelle VII https://fr.wikisource.org/wiki/Le_D%C3%A9cam%C3%A9ron/Neuvi%C3%A8me_Journ%C3%A9e frôle à peine ses chaussures, elle ne traîne pas au sol, et il n’y a ni a pas de bourrelet pour la retrousser.

Les autres robes de ce manuscrit sont longues, avec des plis généreux couvrant plus ou moins le sol. Elles coexistent avec celles que nous venons de mettre en valeur, et dans diverses situations.

 

Deux jouvencelles, âgées d’environ quinze ans chacune, blondes comme l’or, avec les cheveux tout crespelés et surmontés d’une légère guirlande de pervenches. Leurs yeux semblaient plutôt appartenir à des anges qu’à des créatures humaines, tant elles les avait fins et beaux ; et elles portaient sur leur chair des vêtements de lin très fins et blancs comme neige, très étroits au-dessus de la ceinture, et de la ceinture en bas flottants et longs jusqu’aux pieds, comme un pavillon.  (Jour 10, Nouvelle VI)

Pour cette illustration en revanche (fig. 9), la tenue est dictée par le texte. En réalité, il devrait s’agit de chemises légères, longues, portées seules, uniformément blanches. Ces sortes de tabliers veulent peut-être préserver la décence (bien que l’illustration de la transformation de Gemmata en jument (Jour 9, Nouvelle X [09]https://fr.wikisource.org/wiki/Le_D%C3%A9cam%C3%A9ron/Neuvi%C3%A8me_Journ%C3%A9e se joue bien de la décence…[10]https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b7100018t/f708.item ) en ne montrant pas des adolescentes participant à un concours de T.shirts mouillés (ce qui aurait été la réalité de la scène voulue par Boccace).

 

Fig. 9 – Charles I de Naples invité de Neri degli Uberti (J10,NVI). Paris, Bib. de l’Arsenal, Le livre appellé Decameron, Arsenal, ms 5070 réserve, f365r. Photo Gallica

 

 

D’autres ouvrages, d’autres longueurs

 

Dans les Très riches heures du duc de Berry (musée Condé, ms 65)  nous voyons débauche d’étoffe et de luxe (excursion champêtre sur le mois d’Avril) mais aussi des paysannes occupées aux fenaisons (mois de Juin)(fig. 10). Ces paysannes ont légèrement retroussé leur robe à l’aide de leur ceinture et le vêtement leur arrive à mi-mollet. Avec un vêtement raclant le sol et recouvrant les pieds, ce retroussage ne serait pas si facile à maintenir (surtout en travaillant). Le vêtement apparaissant dessous étant blanc, il doit s’agir pour les deux robes bleues des robes légères habituelles, frôlant les souliers (du type de celles portées ci-dessus sous les robes doublées).

 

Fig. 10 – Chantilly, Musée Condé,Très riches heures du duc de Berry, ms 0065 (1284), f6 (détail). Photo RMN.
Fig. 11 – Douai, BM, Decretales, inc. RA 001, f. 222. Photo http://initiale.irht.cnrs.fr

Une robe qui frôle les souliers pour cette reine qui se marie (fig. 11). On notera que son époux porte une robe de même longueur, mais l’épousée gagne haut la main en longueur de manteau.

Les enluminures de la Bib. Sainte Geneviève (fig. 12 &13) montrent des robes sans bouillonné sur les souliers (notons au passage que les hommes ne sont pas en reste et n’ont rien à envier aux femmes en matière de longueur de robe) et surtout une bourse très visible sur les mariées.

 

Fig. 12 – Paris, Bibl. Mazarine, Distinctiones in Decretales Gregorii IX, ms 1334, f. 149. Photo : http://initiale.irht.cnrs.fr/
Fig. 13 – Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, Pèlerinage de vie humaine, ms 1130, f. 007v. Photo http://initiale.irht.cnrs.fr

A nouveau, il est impossible de dégager des règles (que certaines attribuent à une supposée pudeur) pour la longueur des robes, même en prenant en compte le lieu (intérieur/extérieur), le statut social et la fortune ou bien l’âge.

 

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