XV° s. Le port de souliers dépareillés

Les modes dissymétriques ne sont pas si rares. On qualifie de mi-partis [01]mi-parti dans le CNRTL les vêtements aux coloris hétérogènes, des tuniques, des chaperons, des surcots ou manteaux dont la couleur (et donc le tissu) du côté droit est différente de celle du côté gauche. La séparation est verticale, selon un axe passant par le nombril de l’individu.
Il n’est pas rare d’observer très tôt des musiciens, des jongleurs ou des acrobates ainsi vêtus : lorsqu’on est un artiste, il faut se faire remarquer pour avoir du succès et être payé…
Cette mode a connu un réel essor dès le second quart du XIV° s. chez tout un chacun et non plus uniquement chez les saltimbanques (le Roman d’Alexandre de la Bodleian Library, MS. Bodl. 264 offre un véritable festival de vêtements mi-partis). Il est ensuite assez commun de voir des hommes porter des chausses de couleurs différentes, et cette mode perdurera au XV° s, avant de déboucher sur du mi-parti… par jambe.

Il est beaucoup plus rare en revanche de repérer des dissymétries portant sur les chaussures : de couleurs différentes, mais également de formes différentes, pied gauche en botte jaune, pied droit en poulaine noire par exemple.

Le roi David jouant de la musique, sur un pilastre du chevet roman de la cathédrale de Santo Domingo de la Calzada (Espagne, La Rioja) porte deux souliers différents. Sur un personnage aussi important, on ne peut croire à la distraction du sculpteur (ni à celle d’une restauration). Est-ce délibéré pour affirmer l’anticonformisme des artistes puisque c’est sous son aspect de musicien que David est montré ? Toujours est-il que nous avons une chaussure basse à large décolleté et deux brides à la cheville au pied gauche et un soulier emboîtant, couvrant la cheville, au pied droit.

Détail du pilastre de David. Espagne, La Rioja, cathédrale Santo Domingo de la calzada. Photo ArteViajero

Bien plus tard, vers 1450, on peut observer quelques originaux figurés dans des manuscrits destinés à la cour de Bourgogne. Dans sa thèse « Pour soi vêtir honnêtement à la cour de monseigneur le duc : costume et dispositif vestimentaire à la cour de  Philippe le Bon, de 1430 à  1455″  [02]en ligne ici : https://tel.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/392310/filename/THESESOPHIE.pdf , Sophie Jolivet mentionne en page 127  « Il est un élément toutefois sur lequel nous ne pouvons pas suivre Robert Delort : c’est quand il précise que la botte était fort souvent portée seule, dépareillée ».

L’ouvrage duquel est extraite cette hypothèse n’est pas précisé dans la thèse de S. Jolivet, mais il s’agit de « Le Commerce des Fourrures en occident à la Fin du Moyen Age (2 vol.) », page 334[03]disponible en ligne sur PERSEE https://www.persee.fr/doc/befar_0257-4101_1978_mon_236_1 . Je n’ai hélas pas été capable de me procurer les articles ou ouvrages cités pour cette hypothèse par R. Delort dans la note 42 (F. Piponnier, Costume et vie sociale : la cour d’Anjou (XIVe-X Ve), Paris, 1970, p. 379. est probablement une bonne piste).

Mais les illustrations montrant cette mode du soulier dépareillé ne manquent pas, notamment dans des manuscrits bien connus illustrés par Loyset Liédet [04]actif entre 1454 et 1479 principalement pour la cour de Bourgogne. Section romane, notice de « Loyset Liedet » dans la base Jonas-IRHT/CNRS . permalink : http://jonas.irht.cnrs.fr/intervenant/1411, mais pas uniquement (img 1, 26, 27, 28). Cette mode est peut-être explicitement mentionnée dans des récits (romans, chroniques), mais les livres de comptes ne permettront pas de la déceler : l’achat d’une paire de souliers n’indique pas la façon de les porter (ce raisonnement est également un point central du billet concernant la mode monochrome).

 

Image 1 – Carte à jouer. South Netherlandish. ca. 1475–80. USA, NY, MET museum, Cloister collection, 1983.515.1–.52. Photo MET 

 

Au XV° s., la plupart des chaussures utilisent la technique du cousu-retourné, les semelles sont relativement souples. Les pieds sont chaussés de souliers bas ne dépassant pas la cheville, de bottines couvrant à peine la cheville, de bottes moulantes ou amples montant entre la mi-mollet et le genou, ou bien simplement de chausses à semelle [05]chaussembles dans le DMF via le CNRTL.

Soulier bas
Bottine
Botte moulante  
Botte ample
Chausse à semelle

 

La mode dépareillée couvre un large éventail de combinaisons dissymétriques:
– une chaussure basse avec soit une bottine, soit une botte, soit une chausse à semelle, soit une chaussure basse de couleur différente (la délicatesse, le soin et l’attention portée aux détails de peintures de Loyset Liédet permettent d’exclure une étourderie ; par ailleurs, les pages ne sont pas écaillées, la peinture est intacte : les couleurs différentes sont voulues).
– une botte et une bottine  
– une chausse à semelle avec soit une botte, soit une bottine 

Le port de chausses à semelles de couleurs différentes serait plutôt à classer dans la catégorie « mode mi-partie », qui n’est pas si rare ; elle peut s’associer à la mode du soulier dépareillé pour un résultat particulièrement hétérogène (img 17).

Je n’ai pas toutefois pas repéré le cas de deux bottes de couleurs différents ni celui de deux bottines de couleur différente.  

Image 2 – Paris, BNF, Philippe Camus, Histoire d’Olivier de Castille et d’Artus d’Algarbe, dans la version remaniée par David Aubert, Français 12574, f1r. illustrations probablement réalisées après 1472 par Loyset Liédet. Photo Gallica
Image 3 – Philippe le Bon rendant visite à Wauquelin dans son étude. Enluminé par Loyset Liédet. Bruxelles, KBR, Chroniques de Hainaut, vol. 3, ms. 9244, f. 3. Photo KBR.
Image 4 – Titus au chevet de son père Vespasien. Enluminures de Loyset Liédet.  Londres, BL, Eustache Marcadé, Mystère de la Vengeance de Nostre Seigneur Ihesu Crist, Add MS 89066/1, f.49r. c 1465. Photo BL

La botte ou la bottine sont portées indifféremment au pied droit ou au pied gauche (autant user les deux objets que l’on a achetés par paire).
La botte ou la bottine sont le plus souvent claires, blanches ou beiges/écrues (img 1 à10, 16), mais peuvent aussi être colorées (img 11 à 16, 18 à20, 22 à 24) ; une semble même fourrée (img 18).

Image 6 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, « Regnault de Montauban », rédaction en prose. Regnault de Montauban, tome 1er, ARS ms-5072, f.333v. Photo Gallica

On notera que cette mode cohabite avec celle des chausses brodées (img 1, 6, 7, 8, 15, 16, 18, 21, 24) mais n’y est pas systématiquement associée (img 6, 8).

Image 7 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, « Regnault de Montauban », rédaction en prose. Regnault de Montauban, tome 3, Ars. ms5074 réserve, f.55r.  Photo Gallica
Image 8 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, « Regnault de Montauban », rédaction en prose. Regnault de Montauban, tome 4, ms-5075, f2r. Photo Gallica
Image 9 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, La Fleur des histoires, de Jean Mansel. Tome Ier , ms 5087-réserve, f.144v . Photo Gallica.
Image 10 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, La Fleur des histoires, de Jean Mansel. Tome Ier , ms 5087-réserve, f.174r . Photo Gallica.

La projection de cette mode n’oublie pas les temps passés : les récits Antiques et d’histoire montrent également des souliers dissymétriques sur des hommes habillés selon une mode n’étant pas celle du XV° s (11, 12, 13, 17).

Image 11 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, La Fleur des histoires, de Jean Mansel. Tome II , ms 5088-réserve, f.93v . Photo Gallica.
Image 12 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, La Fleur des histoires, de Jean Mansel. Tome II , ms 5088-réserve, f.210r . Photo Gallica.
Image 13 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, La Fleur des histoires, de Jean Mansel. Tome II , ms 5088-réserve, f.216v . Photo Gallica.

Cette mode dépareillée est figurée aussi bien sur un souverain couronné (img 1) que sur un archer (img 14), principalement sur des civils, mais également sur des soldats équipés d’armure (img 11, 12, 19).

Image 14 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, La Fleur des histoires, de Jean Mansel. Tome II , ms 5088-réserve, f.319r . Photo Gallica.
Image 15 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal,, « Croniques abregies commençans au temps de Herode Antipas, persecuteur de la chrestienté, et finissant l’an de grace mil IIc et LXXVI », ou « livre traittant en brief des empereurs », par David Aubert. Tome Ier, ARS ms-5089 réserve, f.62r. Photo Gallica

Il semble difficile de trouver un point commun entre tous ces originaux, ils ne semblent pas tenir un rôle particulier, ni avoir une attitude, ni une occupation précise, même si, faisant partie de la scène, ils en sont forcément également les héros.

 

Image 16 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal,, « Croniques abregies commençans au temps de Herode Antipas, persecuteur de la chrestienté, et finissant l’an de grace mil IIc et LXXVI », ou « livre traittant en brief des empereurs », par David Aubert. Tome Ier,  ms-5089 réserve, f.135v. Photo Gallica
Image 17 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, « Croniques abregies commençans au temps de Herode Antipas, persecuteur de la chrestienté, et finissant l’an de grace mil IIc et LXXVI », ou « livre traittant en brief des empereurs », par David Aubert. Tome Ier,  ms-5089 réserve, f.301v. Photo Gallica
Image 18 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, « Croniques abregies commençans au temps de Herode Antipas, persecuteur de la chrestienté, et finissant l’an de grace mil IIc et LXXVI », ou « livre traittant en brief des empereurs », par David Aubert. Tome II ., ms-5090 réserve, f.301v. Photo Gallica
Image 19 – Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, « Croniques abregies commençans au temps de Herode Antipas, persecuteur de la chrestienté, et finissant l’an de grace mil IIc et LXXVI », ou « livre traittant en brief des empereurs », par David Aubert. Tome II, ms-5090 réserve, f.140r. Photo Gallica
Image 20 – Paris, BNF, Gérard de Nevers, mise en prose du Roman de la Violette de Gerbert de Montreuil., Fr. 24378, page 20 (NP 12). Photo Gallica
Image 21- Paris, BNF, Faits du Grand Alexandre, adaptation française par Vasque de Lucène des Historiarum Alexandri Magni Macedonis libri de Quinte-Curce. , Fr. 22547, f.1r. Photo Gallica
Image 22 – Paris, BNF, Faits du Grand Alexandre, adaptation française par Vasque de Lucène des Historiarum Alexandri Magni Macedonis libri de Quinte-Curce. , Fr. 22547, f231r. Photo Gallica
Image 23 – Paris, BNF, Faits du Grand Alexandre, adaptation française par Vasque de Lucène des Historiarum Alexandri Magni Macedonis libri de Quinte-Curce. , Fr. 22547, f234r. Photo Gallica
Image 24 – Paris, BNF, Faits du Grand Alexandre, adaptation française par Vasque de Lucène des Historiarum Alexandri Magni Macedonis libri de Quinte-Curce. , Fr. 22547, f258r. Photo Gallica

Les souliers des femmes étant le plus souvent cachés, cette mode de la dissymétrie n’aurait pas eu beaucoup de sens. De fait, sans affirmer qu’il s’agit d’une mode typiquement masculine, nous ne l’avons repérée (et pour cause !) que sur des hommes.

 

Image 25 – Pays Bas, La Hague, Hubert le Prevost, Vie de St. Hubert, KB, 76 F 10, f.25v. Photo KBNL
Image 26 – Tarentins demandant de l’aide à Alexandre le Molosse. Chantilly, Musée Condé, Faits du grand Alexandre, ms 0755 (0467), f135. Belgique (Bruges). Maître aux mains volubiles. Vers 1470. Photo IRHT.
Image 27 – Boulogne, BM, Chroniques de Hainaut, 0149, t. I, f1. Maitre de Rambures (Picardie). Photo IRHT.
Image 28 – Boulogne, BM, Chroniques de Hainaut, 0149, t. I, f1. Maitre de Rambures (Picardie). Photo IRHT.

 

Autant qu’il soit possible d’en juger (la barbe est le plus souvent un moyen d’indiquer un l’âge un peu plus avancé), cette mode semble n’affecter que des jeunes gens (comme la plupart des modes…).

Elle ne semble pas être un moyen de désigner une personne en particulier : plusieurs scènes montrent au moins deux porteurs dissymétriques (img 6, 8, 22) (sans que l’on puisse supposer qu’ils ont simplement échangé entre eux car il y a 3 types de chaussures).

Cette mode ne semble pas être exportée bien loin au-delà de la cour de Bourgogne. Outre les peintures de Loyset Liédet destinées à Philippe III le Bon (1396-1467) et à Charles le Téméraire (1433-1477), on retrouve des productions de collaborateurs de Loyset Liédet[06]actif entre 1454 et 1479 principalement pour la cour de Bourgogne. Section romane, notice de « Loyset Liedet » dans la base Jonas-IRHT/CNRS . permalink : http://jonas.irht.cnrs.fr/intervenant/1411 : le Maitre de Rambures[07]Notice dans IRHT : Maître de Rambures , le Maître aux mains volubiles[08]notice dans IRHT : le Maître aux mains volubiles ou bien d’autres flamands non clairement identifiés (carte à jouer du MET (img 1)). 

Image 29 – Paris, BNF, Histoire ancienne jusqu’à César, première rédaction. Fr.39, f.73v. Photo Gallica.
Image 30 – Paris, BNF, Histoire ancienne jusqu’à César, première rédaction. Fr.39, f.263v. Photo Gallica.
Image 31 – Paris, BNF, Faits des Romains. Fr.40, f.19v. Photo Gallica.
Image 32 – Paris, BNF, Faits des Romains. Fr.40, f.50v. Photo Gallica.
Image 33 – Ce pourfendeur de dragon est dans une marge, il pourrait passer pour une fantaisie, mais il n’a rien de différent des autres originaux inclus dans des scènes. Paris, BNF,  « Chroniques sire JEHAN FROISSART ». Français 2643 , Français 2643, f.284v. Photo Gallica
Image 34 – Ces soldats sont dans une marge, on pourrait croire à une fantaisie mais ils n’ont rien de différent des autres originaux inclus dans des scènes. Paris, BNF,  « Chroniques sire JEHAN FROISSART ». Français 2643 , Français 2643, f.284v. Photo Gallica

Mes remerciements à Nadège Gaufre-Fayolle qui m’a signalé la miniature des Grandes Chroniques de France (img 35) : il manque des jambes et des pieds dans le groupe en tête de la procession, mais au moins un pied a été laissé en rouge alors que tout le monde porte des souliers noirs dans le groupe.

Dans cette scène, qui se distingue des peintures précédentes en ce qu’elle remonte au siècle précédent, il s’agit peut-être plutôt d’une distraction de la part du peintre. Ce pied rouge n’est pas dans le prolongement de la jambe rouge à laquelle il est censé appartenir ; le dessin initial semble même l’attribuer à la jambe grise qui le jouxte et dont il manque la cuisse. De même, l’homme en rouge et vert tout à gauche de ce groupe est unijambiste ; l’homme en gris au centre à l’arrière plan est en lévitation sur un unique mollet dont il manque la cuisse, et les deux crânes en tête à l’arrière plan n’ont ni torse ni jambe.

Notons au passage que la mode des chausses mi-parties est très suivie à l’arrière de la procession de baptême.

Image 35 – Paris, BNF, Grandes Chroniques de France, Français 2813, f.446v. Vers 1375-1380. Photo Gallica

La collection s’agrandit et je ne manquerai pas d’ajouter, en vous mentionnant, les occurrences que vous aurez la générosité de me signaler.

Notes

Notes
01 mi-parti dans le CNRTL
02 en ligne ici : https://tel.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/392310/filename/THESESOPHIE.pdf
03 disponible en ligne sur PERSEE https://www.persee.fr/doc/befar_0257-4101_1978_mon_236_1
04, 06 actif entre 1454 et 1479 principalement pour la cour de Bourgogne. Section romane, notice de « Loyset Liedet » dans la base Jonas-IRHT/CNRS . permalink : http://jonas.irht.cnrs.fr/intervenant/1411
05 chaussembles dans le DMF via le CNRTL
07 Notice dans IRHT : Maître de Rambures
08 notice dans IRHT : le Maître aux mains volubiles

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