Une mode monochrome pour l’élite au XIII° s. ?

Le petit milieu du hobby centré sur le XIIIe siècle en France a connu une légère agitation lorsque des débutants demandant des conseils se sont vu conseiller de composer l’intégralité de leur tenue dans un seul et même coupon. L’argument avancé était en substance : « c’est du dernier chic. Lorsqu’on en a les moyens, on fait tailler tous les « garnements » de sa « robe » et on arbore fièrement la panoplie complète pour prouver que l’on est noble et de bon goût » (sic).

Nous allons voir ensemble comment de bons indices ont pu permettre d’aboutir, par généralisation abusive, à une conclusion erronée et à une fausse bonne idée qu’il convient de tempérer. Le billet de ce jour considèrera principalement des exemples anglais et français, aux tendances vestimentaires très proches, avec un léger crochet par la mode espagnole.

Vocabulaire

L’entrée « robe » du CNRTL[01]robe : https://www.cnrtl.fr/definition/robe indique que la première occurrence en littérature remonterait à 1165 dans le Roman de Troie (puis dans Erec et Enide de Chrétien de Troyes).
L’acception moderne désigne une unique pièce de vêtement généralement féminine (à l’exception des robes des avocats et juges). Mais au XIII° et XIV° s. la mention « robe » (roba), qui apparait régulièrement dans livres de comptes, désigne un ensemble de vêtements, réalisés ensemble dans une même pièce d’étoffe. Un équivalent moderne serait « tailleur » (pour femmes) et « costume »(pour homme) : il est implicite que chacun comporte plusieurs pièces réalisées dans la même étoffe, qu’il n’est pas nécessaire de détailler mais que l’on peut préciser au besoin (tailleur pantalon, tailleur jupe, veste de tailleur, etc.). Il en allait de même pour la robe médiévale.
Il est difficile de dire exactement à quand précisément remonte l’usage du terme « robe » dans les comptes médiévaux, dans la mesure où les livres de comptes, les factures ou les livres de dépenses sont rares à être parvenus jusqu’à nous. Parmi les plus anciens, nous pouvons nous appuyer sur les comptes royaux anglais. Rédigés en latin, ils mentionnent dès 1234 roba (robam et robarum) et précisent parfois le nom des pièces qui la composent, pallium ou pallia, tunica, supertunica ou se contentent de « complet« .
Les livres de comptes français disponibles en version « traduite » font couramment mention de robe au XIV° s. et parfois de « drap(s) » pour désigner un ensemble de plusieurs pièces de vêtements d’un seul coupon [02]drap : items 119,120 dans « L’inventaire après décès d’Ysabel Malet, bourgeoise douaisienne, en 1359″  ; items 73, 74 dans « L’inventaire après décès d’Ailleaume d’Aubrechicourt (1367) »  et les éléments en sont soit détaillés soit désignés par le terme générique « garnement » (de même que l’anglais a transformé et conservé gone en gown, touaille en towel, il a adopté et conservé garnement en garment ; le français n’a pas conservé la signification originelle, à savoir : ce qui garnit, ornement, armure, vêtement).

La confection : les écrits

Dans son article disponible en ligne The Empress’s New Clothes: A Rotulus Pannorum of Isabella, Sister of King Henry III, Bride of EmperorFrederick II , Benjamin L. Wild a repéré dans des comptes royaux (de Henry III d’Angleterre 1207- 1272 ; Isabelle est sa soeur[03]https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_d%27Angleterre ) [04]ces comptes sont rassemblés dans des « close rolls » et non « cloth rolls » ; il est surprenant que la bonne référence soit « close » et non « cloth » ; il est facile de confondre les deux, cloth signifiant étoffe ou vêtement, et rolls rouleaux, la tentation de lire rouleaux d’étoffe est grande. Mais c’est un contresens… Les archives/livres de comptes anglaises sont des Rolls : Close Rolls, Patent Rolls, Parliament Rolls… les commandes de jeux complets de vêtements à l’occasion d’un mariage royal (et même impérial). Cet ensemble peut inclure tunique (tunica), surtunique (supertunica), tunique sans manche, manteau (pallia ou capa(?))[05]pallium serait plutôt une cape moderne, drapée et capa a été traduit par cloak, c’est à dire manteau – la version à manches amples et à capuche, taillés dans une même référence de tissu (par conséquent une même couleur). Parfois, ces mêmes pièces paraissent réalisées ensemble dans la même commande de tissu, mais ne sont pas regroupées en tant que robe (roba). Nous n’avons pas mention de capuche isolée (souvent surnommée « chaperon » dans le hobby) en tant que telle et les chausses ne sont pas citées non plus.

L’auteur a également relevé la confection dans un même coupon (rouleau, rotulus, roll) dans des écrits « grand public » :  « Jeu de Robin et Marion » et  dans « Leçon sur Hypocrisie et Humilité » (1261) de Rutebeuf.

Nous lisons dans « Leçon sur Hypocrisie et Humilité » [06]au § 74-75. dans https://fr.wikisource.org/wiki/Rutebeuf_-_Oeuvres_compl%C3%A8tes,_1839/La_Lections_d%E2%80%99Ypocrisie_et_d%E2%80%99Umilitei#cite_ref-18 :

Viii. aunes d’un camelin pris,
Brunet et groz, d’un povre pris,
Dont pas ne fui à grant escot ;
S’en fis faire cote et sorcot
Et une houce grant et large
Forrée d’une noire sarge.
Li sorcoz fu à noire panne

Rutebeuf ferait donc tailler pour Courtois (le héros du poème) tunique (ou cotte, cote), surtunique (ou surcote, sorcot) et manteau (houce) dans 8 (Viii) aunes d’étoffe de camelin de couleur fade (brunet) bon marché (d’un povre pris), de finition grossière (groz) qui ne lui a pas coûté grand chose (dont pas ne fui à grand escot).  Il s’agit d’un déguisement dans un songe : le  héros se travestit pour mieux démasquer la vérité en recontrant Vaine Gloire, Hypocrisie, Avarice et Convoitise.
Voici des vêtements neufs, humbles (brun, à la doublure noire, en sarge pour le manteau et en fourrure (panne) pour le surcot), tous issus d’une même étoffe terne (brunet : de couleur brune) et grossière (groz). Brunet et groz sont deux adjectifs (ils sont accordés à camelin), et indiquant la couleur, ce n’est pas le nom altéré de l’étoffe grand teint connue sous le nom de « brunette » (ou bruniete ou brunete : au XV° s., il s’agit d’un noir grand teint[07]Cardon Dominique. À la découverte d’un métier médiéval. La teinture, l’impression et la peinture des tentures et des tissus d’ameublement dans l’Arte della lana (Florence, Bibl. Riccardiana, ms. 2580). In: Mélanges de l’École française de Rome. Moyen-Age, tome 111, n°1. 1999. pp. 323-356.
DOI : https://doi.org/10.3406/mefr.1999.3697, www.persee.fr/doc/mefr_1123-9883_1999_num_111_1_3697
. Le camelin n’est pas une étoffe particulèrement prisée, il en existe de plusieurs qualités, et il peut se teindre [08]https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1857_num_18_1_445465.
Quoi qu’il en soit, Rutebeuf insiste à plusieurs reprises : ce n’était pas cher, il n’a pas pas fait de grosse dépense (povre prispas à grant escot).

 

Dans le Jeu de Marion et Robin[09]page 125-126 https://books.google.fr/books?id=1gRfAAAAcAAJ&pg=PA126, Gautiers, le cousin de Robin[10]https://virga.org/robin/personna.html fait étalage de ses biens : il possède une vache, un cheval de trait, une herse, une charrue et de bons harnais et :

s’ai houche et sercot tout d’un drap

Ce n’est donc ici ni un notable ni un grand riche, d’autant plus qu’il ajoute un maigre héritage à venir pour grossir sa liste.
Remarquons que s’il portait sur lui, à la fois son surcot (sercot) et son manteau (houche), il ne lui serait pas nécessaire de le préciser. S’il l’indique, c’est que cela ne se voit pas et qu’apparemment, il ne les porte pas en même temps. Alors pourquoi insister sur « tout d’un drap » ? Possiblement pour insister sur le fait qu’il a fait tailler ce surcot et ce manteau sur commande et qu’il les a achetés neufs et assortis, qu’il ne les a pas reçu en héritage disparate ni achetés chez un fripier, et qu’ajoutés à ses autres possessions, ces vêtements sur commande font de lui un paysan qui n’est pas pauvre. Mais un paysan tout de même. Et un paysan qui ne porte pas sur lui à la fois sont surcot et son manteau.

En reprenant le détail des Rolls fournit par B. Wild, on note que la plupart des étoffes mentionnées pour la confection de robes [11]en tant que telles, en ne prenant délibérément pas en compte les entrées qui détaillent une ou deux pièces de vêtement sont des étoffes de laine précises : brunette ([9,39,57,60]), roussette([15], écarlate([22,47,48,51 à 56, 59, 109]), camelin([27]), ou dont la provenance (Cambrai, Provins…) ou la couleur (drap vert de Cambrai ([10,28, 110]) , drap bleu de Provins ([29]), paonace teint en grain([30]), bleu outremer ([62]), moreto [11, 26,61] ), éliminent la soie. La soie est mentionnée explicitement pour des robes à deux reprises ([16, 107]). Lorsqu’il s’agit de domestiques ou de personnes de moindre importance à la cour (entrées 80 à 107) la matière des robes n’est pas précisée : implicitement nous pensons à de la laine. 

Il y aurait donc des robes de laine de couleur probablement unie, et de rares robes de soie, robe dont la composition (deux pièces ? trois pièces ? ) n’est pas précisée.

Au vu de ces exemples, il semble commun et même habituel, que l’on ait un train de vie modeste ou plus riche, que l’on travaille la terre ou siège sur un trône, que d’un même coupon sortent plusieurs pièces de vêtements pour une même personne dès lors que l’on a les moyens de faire faire des vêtements (par opposition à un achat en seconde main). 

Compte des dépenses de la chevalerie d’Alphonse comte de Poitiers[12]frère de Saint Louis (juin 1241). Edgard Boutaric [13]Boutaric Edgard. Compte des dépenses de la chevalerie d’Alphonse comte de Poitiers (juin 1241).. In: Bibliothèque de l’école des chartes. 1853, tome 14. pp. 22-42. http://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1853_num_14_1_445123

Le port : en pratique

Pour des raisons de confort ou de praticité, nous choisissons des étoffes de caractéristiques différentes pour chaque couche de vêtement portée ; est-ce que la mode monochrome, si l’on admet d’y souscrire, doit vraiment sacrifier le confort au paraître ? Concernant la panoplie totale telle que mentionnée (si je ne me trompe pas : chausses, deux tuniques (avec et sans manche ?), un manteau), pour des contraintes techniques, l’on est en droit de s’interroger sur un port simultané dans un but d’élégance.
A propos de la laine (car il est essentiellement question de laine au travers desIl convient de prêter attention également au vocabulaire moderne : nous estimons que des étoffes de laine sont légère ou pas, actuellement, mais nous ne disposons, en général (rares sont ceux au XXI° s. qui se fournissent chez des artisans allant du tissage au foulonnage….) que de coupons simples, n’ayant pas subi beaucoup de manipulation, notamment l’étape de foulonnage qui feutre le drap est rarement prise en compte

– Si le coupon est un drap épais, parfait pour un manteau d’hiver, foulonné et gratté [14]pour se faire une idée de la tenue et de l’épaisseur d’un drap foulonné, on peut comparer aux manteaux « Loden » modernes, on se retrouvera engoncé dans une sorte d’armure en portant les n (3 ? 4 ? 5?) épaisseurs à la fois sur soi.

– Si le coupon est un drap fin, il faudra une doublure de fourrure conséquente pour ne pas mourir gelé. Autre question pratique : quid de la résistance d’un drap fin soumis au poids d’une doublure de fourrure conséquente ?

Certes, les modes n’ont rien de logique, mais de l’absurde à ce point, est-ce bien raisonnable ?

Le port : les textes

Différents types de textes sont disponibles : les livres de comptes (i.e. Close rolls anglais), la description de sacre (i.e. ordo de Saint Louis), les lois somptuaires, les romans et poèmes.

Que l’on ait des indications montrant que des souverains anglais font tailler un ensemble complet dans un immense coupon, c’est un fait (et cela se constate ultérieurement dans des livres de comptes français). Cela permet de tout avoir à la même taille, c’est un gage de qualité constante, à la mode de l’instant, et cela permet même, peut-être, de négocier un rabais.
Que de plus modestes procèdent de même n’est pas étonnant.

Mais pour autant, il n’y a pas d’indication supplémentaire précisant que tout est porté sur soi simultanément par les plus riches. L’exemple du cousin Gautiers est parlant : il a besoin de préciser qu’il possède un manteau taillé dans le même coupon que son surcot, parce qu’il ne les porte pas sur lui Pourtant, pour en imposer, il lui suffisait de les porter ostensiblement.
S’il y a des descriptions textuelles descriptives, ni romancées ni versifiées et précisant que toute la robe d’un même coupon est portée sur soi, elles concernent des individus exceptionnels ayant un rôle particulier (lors d’un sacre, semble-il, à propos de la tenue d’Isabelle d’Angleterre ? Ou du sacre de Saint Louis ?).

Le port : les représentations

Les illustrations montrant un « total look » sont peu répandues ais ne sont pas inexistantes non plus.

Image 1 – Paris, BNF, Girard d’Amiens , Li Contes de Meliacin. , Français 1633, f.4v. Photo Gallica
Cotte et surcotte apparaissent parfois comme une sorte de twin-set. Les deux sont plus confortables avec des étoffes souples et fines, et cette association n’est donc pas saugrenue (même si nous voyons parfois la surcotte doublée de fourrure). Cela est d’ailleurs largement représenté sur des miniatures, mais c’est très loin d’être systématique même si nous savons qu’il faut peut-être prendre en compte une contrainte technique simple : peu de couleurs disponibles sur la palette ou bien une trop grande diversité de couleurs rendant l’image illisible pourraient conduire à unifier cote et surcotte.
Sur l’image 1, malgré une palette de couleurs assez restreinte, et une image de petite taille, les deux types de toilettes sont représentéeset le dessin est « isible » : cotte et surcotte en mode monochrome ou en mode panachage ; à noter qu’il s’agit d’un roman (au même titre que le Jeu de Marion et Robin ou la Leçon sur Hypocrisie et Humilité…).

Sur les images 2 à 5, il s’agit de faits historiques : « Histoire d’Outremer » par William of Tyre. En plus de la combinaison cotte+surcotte, nous y trouvons des manteaux (à manche ou de type cape) assortis aux tuniques et à des chausses (img. 4). Cela n’est toutefois pas systématique et des souverains notamment sont bariolés (img. 4, 5), l’on voit même un messager (presque) monochrome (ses chausses sont noires) aux pied d’un Empereur polychrome. Exit l’hypothèse du « super-chic, super-classe, le top de l’ultime chic pour classe supérieure ». Seul le mariage d’Amaury et Marie (img. 6) montre un couple royal monochrome (encore s’agit-il peut-être là d’insister sur l’unité au sein du couple…).

Comme pour nombre de modes, tout existe, tout cohabite et il n’y pas de règle universelle.

 
Image 2 – Londres, BL, Histoire d’Outremer, Yates Thomson 12, f9, 1232 -1261. Godefroi de Bouillon et son équipage. Photo British Library

 

Image 3 – Londres, BL, Histoire d’Outremer, Yates Thomson 12, f9, 1232 -1261. Godefroi de Bouillon. Photo British Library
Image 4 – Londres, BL, Histoire d’Outremer, Yates Thomson 12, f9, 1232 -1261.Coronation of Foulques . Photo British Library

 

Image 5 – Londres, BL, Histoire d’Outremer, Yates Thomson 12, f9, 1232 -1261. L’empereur Jean un courtisan et un messager. Photo British Library

 

Image 6 – Londres, BL, Histoire d’Outremer, Yates Thompson 12 f. 143. Amaury and Mary. Photo Bristish Library

 

Image 6bis – Paris, Bib. de l’Arsenal, Histoire de Marke le sénéchal et de Laurin son fils. Histoire de Jules César, par Jean de Tuin , Ms-3355, f. 90v. Photo Gallica
 

Le cas particulier espagnol

Les vêtements funéraires extraits des tombes de La Huelgas[15]cet autre billet les décrit : Aisance et ampleur ont restitué des twin-sets cotte/surcotte (la mode locale dit saya et pellote) en soie précieuse. Habituellement, il faut rester prudent face aux trousseaux funéraires, qui sont parfois réalisés pour l’occasion [16]des tombes ont livré des souliers neufs, jamais portés et pas vraiment fonctionnels – je parle bien de souliers et pas de pseudo chausses-linceuls, mais en l’occurrence, ce genre de twin-set est représenté dans le manuscrit des Jeux d’Alphonse le Sage (figure 6 dans ce billet) , de même qu’un ensemble cape et tunique longue, aux armes de Castille et Léon, sur le souverain lui-même (fig. 6bis). Pour autant ce la ne constitue pas une de ces « robes » à trois ou quatre « garnements », mais seulement des paires coordonnées. Le même manuscrit présente des ensembles cottes/surcottes panachés ou coordonnés. D’autres exemples panachés sont visibles dans le manuscrit E des Cantigas de santa Maria – MS B.I.2 dit «codex des musiciens », les coordonnés y sont rares et de seulment 2 pièces (f. 39v, f. 201v)[17]https://rbdigital.realbiblioteca.es/s/rbme/item/11338.

Figure 6 bis – Madrid, Bib. de l’Escurial, Livre des jeux, ms. T.I.6 , folio 165v. Cape et tunique assorties. Photo : wikimedia commons
Fig. – Codex dit des musiciens. Escurial, Cantiga de Santa Maria, RBME Cat b-I-2,  f .201v. Photo RBME

 

Confection vs. utilisation

 
Nous distinguons donc deux choses : la confection et l’utilisation. Ce qui semble aller de soi et être couramment réalisé[18]romans, factures, comptes… c’est, que ce soit pour des coupons de qualité ou bon marché, de destiner un même coupon à un ensemble de pièces de vêtements différentes pour une même personne.
Mais que savons-nous de l’utilisation qui était faite après confection ? De quelles preuves disposons-nous ?  Quasiment aucune…

Les écrits vont dans le sens de commandes de multiples éléments dans un même coupon. Mais le confort, ainsi que les illustrations en couleur, plaident plutôt pour un costume multicolore, ce qui ne saurait s’expliquer par la seul esthétique d’une peinture miniature (qui doit être lisible), mais aussi par le goût du porteur et la réalité du quotidien.

S’ils sont neufs, des vêtements peuvent refléter un statut social. J’insiste sur le neuf, car on a tendance à négliger le marché de la fripe et de l’occasion (démodés, défraîchis, hérités, reçus en cadeau…) qui permet pourtant de recycler des vêtements de haute qualité, usés certes, en vêtements de qualité moindre (en retaillant, et faisant plus petit, en assemblant différemment après avoir coupé les parties usées, etc.). Des vêtements neufs, donc,  peuvent montrer une aisance financière. L’oeil averti saura reconnaître la qualité du drap (travaillé, foulonné, gratté, tondu, etc.) et repérer les pigments utilisés : le rouge garance n’est pas le rouge kermès, le vert de bouleau n’est pas le vert « pastel sur pied de gaude » (ou inversement), le bleu du pastel très clair, d’un unique passage en fin de bain, n’est pas le bleu nuit d’une succession de bains saturés, etc.  Qui a les moyens d’acheter non seulement du rouge de kermès mais aussi du bleu foncé, s’il souhaite exhiber ces moyens, a la possibilité de panacher sa tenue de pièces bleu foncé et rouge kermès : « admirez ! je dispose de plusieurs « robes » et je me permets de mélanger ». Ce serait un luxe encore plus ostentatoire que de se contenter d’un unique coupon.

De plus, au vu de l’exemple du Courtois de Rutebeuf, cette façon de tout tailler dans une même étoffe n’est pas réservée aux étoffes coûteuses (Courtois fait tailler un coupon bon marché). Puisqu’elle n’est pas réservée qu’aux riches, et si la véritable mode était au monochrome, cette façon de s’habiller devrait être représentée massivement.  Elle ne l’est pas. Bien au contraire, l’immense majorité des représentations montre des compositions panachées.

 

De la fiabilité des peintures

Parmi les plus véhéments des partisans du total look, certains préconisent d’exclure les représentations et de s’en tenir aux textes. C’est un peu choisir de marcher à cloche-pied alors que deux jambes sont disponibles…
 
Ce que les peintres produisent doit plaire aux commanditaires. Lorsqu’un détail est à la mode ou particulièrement signifiant, les peintres le représentent probablement. Lorsqu’un détail a une importance et une signification forte, les peintres s’en servent. Si un commanditaire puissant a l’occasion de se faire représenter sous son meilleur jour (dans la mesure où les images, en plus de flatter l’ego, ont une force de propagande et de « symbole »), il réclamera probablement que cela soit fait. Ou bien le peintre, en bon courtisan soucieux de satisfaire son client y pensera de lui-même.

Disposons nous d’illustrations systématiques de ce total look  systématique sur des personnes ou personnages nobles sur les peintures du XIII°s, laissant supposer un marqueur d’élégance typique des classes riches ? Clairement, non. Sinon le fait aurait été signalé depuis bien longtemps.

Oui, ce costume monochrome est représenté à quelques reprises, mais le plus souvent et quel qu’en soit le porteur, les toilettes sont bariolées et contrastées : chausses vertes, tunique rouge, cape bleu foncé, etc. que ce soit sur des souveraines, des pauvres, des artisans, des nobles, des roturiers, des héros, des servantes….

 
Image 7 – Marseille, Bib. mun. Heures à l’usage de Thérouanne ms 111 f 40v, vers 1280-1290. Photo IRHT
Image 8 – Londres, BL, Histoire ancienne jusqu’à Cesar (Histoire universelle), Add. 19669, f84r, Hector et Achille. Photo British Library
 
/!\Attention, je connais les difficultés de lecture des images, ne serait-ce que pour en produire moi-même ^^, https://mediaephile.fr/peintures-et-teintures/ et https://mediaephile.fr/les-motifs-sur-les-vetements-dans…/ , et puis comme vous tous, je connais les mensonges des photos publicitaires modernes et de la propagande (rien de neuf sous le soleil de l’âme humaine) /!\. Mais les images sont tout de même très précieuses, des auteurs au talent et connaissances reconnues n’hésitent à pas l’écrire[19]https://mediaephile.fr/linteret-des-enluminures/).
 

En conclusion, il n’y a aucune contradiction entre le fait de faire tailler tout un assortiment de pièces dans un même coupon et le fait de porter sur soi des vêtements de couleurs différentes : il suffit d’acheter plusieurs lots et de les panacher, ce qui préserve à la fois le confort, la coquetterie, l’ostentation.
Il n’y a aucune raison apparente de se contenter d’un unique coupon, si on a les moyens de s’en offrir plusieurs : une mode monochrome (sauf à utiliser des étoffes prestigieuses, des soieries brochées, ce qui ne concernera qu’une rare élite) ne semble pas être la solution préconisée pour étaler des richesses raisonnables.
De même, rien n’indique dans la représentation des souverains, des nobles, des commanditaires divers et variés qu’ils aient privilégié une mode monochrome en tant que marqueur de l’élégance et/ou de l’aisance financière. Ni dans les représentations, ni dans les textes. « Le nec plus ultra de l’élégance chez les riches est de s’habiller d’une seule couleur » semble être une affirmation qui tient difficilement la route…

Notes

Notes
01 robe : https://www.cnrtl.fr/definition/robe
02 drap : items 119,120 dans « L’inventaire après décès d’Ysabel Malet, bourgeoise douaisienne, en 1359″  ; items 73, 74 dans « L’inventaire après décès d’Ailleaume d’Aubrechicourt (1367) » 
03 https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_d%27Angleterre
04 ces comptes sont rassemblés dans des « close rolls » et non « cloth rolls » ; il est surprenant que la bonne référence soit « close » et non « cloth » ; il est facile de confondre les deux, cloth signifiant étoffe ou vêtement, et rolls rouleaux, la tentation de lire rouleaux d’étoffe est grande. Mais c’est un contresens… Les archives/livres de comptes anglaises sont des Rolls : Close Rolls, Patent Rolls, Parliament Rolls…
05 pallium serait plutôt une cape moderne, drapée et capa a été traduit par cloak, c’est à dire manteau – la version à manches amples et à capuche
06 au § 74-75. dans https://fr.wikisource.org/wiki/Rutebeuf_-_Oeuvres_compl%C3%A8tes,_1839/La_Lections_d%E2%80%99Ypocrisie_et_d%E2%80%99Umilitei#cite_ref-18
07 Cardon Dominique. À la découverte d’un métier médiéval. La teinture, l’impression et la peinture des tentures et des tissus d’ameublement dans l’Arte della lana (Florence, Bibl. Riccardiana, ms. 2580). In: Mélanges de l’École française de Rome. Moyen-Age, tome 111, n°1. 1999. pp. 323-356.
DOI : https://doi.org/10.3406/mefr.1999.3697, www.persee.fr/doc/mefr_1123-9883_1999_num_111_1_3697
08 https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1857_num_18_1_445465
09 page 125-126 https://books.google.fr/books?id=1gRfAAAAcAAJ&pg=PA126
10 https://virga.org/robin/personna.html
11 en tant que telles, en ne prenant délibérément pas en compte les entrées qui détaillent une ou deux pièces de vêtement
12 frère de Saint Louis
13 Boutaric Edgard. Compte des dépenses de la chevalerie d’Alphonse comte de Poitiers (juin 1241).. In: Bibliothèque de l’école des chartes. 1853, tome 14. pp. 22-42. http://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1853_num_14_1_445123
14 pour se faire une idée de la tenue et de l’épaisseur d’un drap foulonné, on peut comparer aux manteaux « Loden » modernes
15 cet autre billet les décrit : Aisance et ampleur
16 des tombes ont livré des souliers neufs, jamais portés et pas vraiment fonctionnels – je parle bien de souliers et pas de pseudo chausses-linceuls
17 https://rbdigital.realbiblioteca.es/s/rbme/item/11338
18 romans, factures, comptes…
19 https://mediaephile.fr/linteret-des-enluminures/
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