Si au sens figuré un poncif désigne des propos ou des idées d’une grande banalité, c’est parce qu’il s’agit, à l’origine, d’un gabarit qui permet de reporter, répéter à l’infini, un dessin préparatoire vers une surface à décorer.
Les peintures des manuscrits suivants ont servi de modèle : on a placé une feuille sous la peinture et disposé le tout sur un support tendre. A l’aide d’une épingle ou d’un poinçon très fin, on a alors soigneusement piqueté le contour des sujets, les traits principaux, les lignes directrices, en traversant les deux épaisseurs.
Le poncif est cette feuille intermédiaire, muette, intacte mais perforée qui va servir à projeter les bases du dessins sur le support final.
Le gabarit est fixé soigneusement sur la toile à broder ou la planche à peindre. Puis on le tapote délicatement avec un sachet contenant de la poussière de charbon (ou de craie) qui, en passant par les petits trous, dessinera la silhouette du motif. L’ébauche en pointillé est ensuite complétée en s’inspirant de l’original, qui se trouve préservé de la saleté du charbon ou de la craie.
L’original est appelé carton[01]un carton est un modèle pour la réalisation d’une peinture murale, d’une tapisserie ou d’un vitrail CNRTL.
Cette technique est toujours employée actuellement aussi bien pour tracer un dessin à broder[02]voir aussi cette vidéo du Victoria & Albert Museum : https://www.youtube.com/watch?v=JgN7osGCf5g que pour tracer un décor à peindre sur une céramique.
La collaboration entre peintres et brodeurs médiévaux est connue [03]Staniland, Kay. Les Brodeurs. Brepols. [Paris] – 1992 ; Lorentz, Philippe. (2019) « Pour pinceau ils avaient leur aiguille: brodeurs et peintres à la fin du Moyen Âge » ; In: L’art en broderie au Moyen Âge p. 26-29 (Catalogue d’exposition du musée de Cluny « L’art en broderie au Moyen Âge : autour des collections du Musée de Cluny », Descatoire, Christine [Publ.]. – Paris (2019) ) .
Voici deux cartons identifiés comme étant destinés à des broderies, par Raffaellino del Garbo (élève de Filipino Lippi) : un ange de l’Annonciation (ill. 1) et un séraphin (ill. 2).
A la charnière des XIV° et XV°s., dans son ouvrage Il Libro dell Arte (Le Traité des Arts), Cennino Cennini décrit plusieurs façons d’obtenir des calques translucides (partie I, chapitres XXIII à XXVI) mais mentionne également, sans le nommer exactement, le poncif (partie VI, chapitre CXLI).
Puis, selon les plis que tu veux faire, ponce ton carton, car tu as dû dessiner d’abord sur papier, le piquer gentiment avec une aiguille, en ayant soin de tendre ce papier sur une toile ou un drap, à moins que tu veuilles piquer sur une planche d’arbre ou de tilleul, ce qui vaut mieux que la toile. Quand tu as piqué, aie de la poussière selon la couleur sur laquelle tu dois poncer. Si c’est une draperie blanche, ponce avec de la poussière de charbon liée dans un morceau de toile. Si c’est une draperie noire, ponce avec du blanc préparé de même, et sic de singulis.
La méthode du calque permet également un transfert, tout en épargnant un peu plus l’original : pour chaque copie, sur l’envers du dessin relevé, il faut recharger en graphite les traits à décalquer et le traçage finit par abimer le calque, qui n’est pas vraiment utilisable à répétition.
Certains exemples de « cartons » potentiels cités ici sont tellement approximatifs et si peu soigneusement piqués qu’il semble difficile d’en tirer un contour exploitable (ill. 7 et 14).
Pour d’autres, on pourrait presque craindre qu’un coupon ne se détache de la page, tellement les piqûres sont denses (ill. 9,10 et 12).
Le Bestiaire d’Aberdeen (Aberdeen University Library MS 24) réalisé vers 1200 présente plusieurs feuillets perforés. Les copies produites n’ont pas été identifiées. Le site dédié au bestiaire a recensé les feuillets abimés et explique le poncif (pouncing).
Saint Denis perforé (ill. 6).
Un piquetage maladroit et peu soigné pour ce Christ (ill. 7).
Cet ouvrage du quatrième quart du XV°s a lui aussi attiré l’attention de copieurs (ill. 8 à 11 ; il y a d’autres motifs perforés dans le manuscrit).
Selon le cartel, ce feuillet est extrait d’un livre de modèles, fabriqué en Egypte entre 1400 et 1700 (ill. 12 et 13).
La British Library n’est toujours pas remis son site en service (pratiquement un an après la cyberattaque qui l’a fait fermer en octobre 2023), mais elle compte au moins un bestiaire ayant fait l’objet d’une tentative assez maladroite de perforation (ill. 14).
Le blog de la British Library affirme que le « pouncing » est une méthode post-médiévale de transfert de modèle. Cela me semble exagéré dans la mesure où le Libro dell Arte mentionne la méthode à la fin du XIV°s. Toujours est-il que dans 99% des cas, il est impossible de supposer une date de perforation.
Plus récent, voici un carton qui a servi à Michelangelo Anselmi pour orner « la bordure décorative d’une fresque sur la voûte du transept sud de la cathédrale de Parme en 1548. » (ill. 15)
Un autre angelot, anonyme (ill. 16).
Plus rare, un carton et la peinture qu’il a contribué à produire, vers 1520 (ill. 17 à 19).
Parmi les plus célèbres des cartons, tout en n’étant pas connu pour ce détail, il y a également la « Joconde nue », à l’attribution incertaine[04]Fin du suspens : on ne sait pas. Mais c’est possiblement un carton réalisé dans l’atelier de Vinci, avec probablement l’intervention de Léonard soi-même pour rectifier le dessin, le filigrane du papier plaidant en la faveur d’une date et d’un lieu compatible avec l’atelier. Exposée au musée Condé, ce carton a fait l’objet d’une étude poussée entre 2017 et 2019. Les photos de l’oeuvre sur le site du musée ont une résolution vraiment pitoyable, indigne de la numérisation de 2024. Il faut regarder cette vidéo (passez outre le ton exaspérant du conférencier : c’est intéressant ; ou lisez cet article ) pour profiter des détails (ill. 20).
Et puisque nous sommes dans les aides au traçage de dessin, j’ajoute ce pochoir en plomb (ill. 21). Actuellement, il mesure 9 cm de haut et 12 de large mais il est quelque peu déformé (le plomb est très malléable) et il a même été réparé. Il a probablement été utilisé pour tracer des rosettes bien régulières sur des fresques ou des meubles. Le bec légèrement recourbé aide à sa préhension et à sa manipulation. Il provient de l’abbaye de Meaux dans le Yorkshire et a été daté des XIII° ou XIV° siècles.
Alors à vos loupes ! Scrutez bien les bestiaires, les saints, les anges et les dragons : vous reconnaîtrez peut-être des dessins issus de poncifs réalisés à partir des matrices signalées ici même.
Maintenant que beaucoup d’institutions ont numérisé les ouvrages qu’elles possèdent, et que la technologie IIIF se répand, il devient de plus en plus facile de comparer des numérisations (encore faut-il y consacrer du temps).
Notes
⇧01 | un carton est un modèle pour la réalisation d’une peinture murale, d’une tapisserie ou d’un vitrail CNRTL |
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⇧02 | voir aussi cette vidéo du Victoria & Albert Museum : https://www.youtube.com/watch?v=JgN7osGCf5g |
⇧03 | Staniland, Kay. Les Brodeurs. Brepols. [Paris] – 1992 ; Lorentz, Philippe. (2019) « Pour pinceau ils avaient leur aiguille: brodeurs et peintres à la fin du Moyen Âge » ; In: L’art en broderie au Moyen Âge p. 26-29 (Catalogue d’exposition du musée de Cluny « L’art en broderie au Moyen Âge : autour des collections du Musée de Cluny », Descatoire, Christine [Publ.]. – Paris (2019) ) |
⇧04 | Fin du suspens : on ne sait pas. Mais c’est possiblement un carton réalisé dans l’atelier de Vinci, avec probablement l’intervention de Léonard soi-même pour rectifier le dessin, le filigrane du papier plaidant en la faveur d’une date et d’un lieu compatible avec l’atelier |